Est-ce la fin du capitalisme financier de type anglo-saxon ? Six économistes répondent
Est-ce la fin du capitalisme financier de type anglo-saxon ? Six économistes répondent
Daniel Cohen, professeur à l'Ecole normale supérieure
Toute la finance de marché doit être remise à plat. L'attention des régulateurs, depuis la crise de 1929, avait essentiellement porté sur les banques commerciales. La panique des déposants ayant été le principal vecteur de la crise financière des années 1930, la régulation s'est concentrée sur les banques de dépôt. Et cela a plutôt bien fonctionné. On n'observe aucune crise majeure du système bancaire américain après guerre.
L'un des buts principaux de la finance de marché a été de sortir de l'habitat réglementaire imposé aux banques. Les règles classiques imposent aux banques de détenir un dollar de capital environ pour 12 dollars de crédit. La finance de marché a permis à ses acteurs d'accorder 32 dollars de crédit pour un dollar de capital ! Les banques d'investissements, les hedge funds, les compagnies d'assurances ont profité des mailles de la régulation pour accroître le volant de leurs opérations. Les banques commerciales ont, de leur côté, créé des "véhicules" logés hors bilan pour s'affranchir (légalement) de la réglementation. Le résultat, on le connaît maintenant. Les 700 milliards de dollars que le gouvernement américain veut injecter dans le système en est le prix.
Tout le travail des prochaines années consistera à élaborer des règles qui remettront le dentifrice du capitalisme financier dans son tube. Il faudra imposer des règles prudentielles nouvelles à l'ensemble des acteurs, réguler la titrisation des créances, surveiller les agences de notations, réviser les normes comptables... Cette remise à plat concernera tous les pays. Un rôle "en or" pour le FMI...
Nicolas Baverez, économiste-historien
L'expression "capitalisme financier de type anglo-saxon" laisse entendre que seuls les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Irlande seraient en crise. En réalité, le choc ébranle le capitalisme mondialisé, dont la finance était la pointe avancée. Les pays qui épargnent et exportent comme la Chine, l'Allemagne ou le Japon sont touchés : l'excédent chinois diminue déjà, tandis que Chine, Russie ou Brésil volent au secours de leurs banques.
Nous assistons à une déflation par la dette comme en 1929 : l'éclatement d'une bulle de crédit mène à une contraction violente des patrimoines et des revenus, de l'activité et de l'emploi.
Deux grandes leçons se dégagent de la déflation des années 1930 : enrayer la cascade des faillites bancaires ; privilégier des solutions coopératives au plan international pour éviter la spirale des barrières protectionnistes et des dévaluations compétitives.
Aujourd'hui, le sauvetage des banques est engagé, mais sur une base nationale. La coopération internationale est inexistante, à commencer par le dialogue entre la Fed et la BCE. Ces politiques du "chacun pour soi" impliquent un coup d'arrêt à la mondialisation, à l'intégration des marchés et à l'ouverture des sociétés.
Le capitalisme sortira profondément transformé de cette crise : priorité à la sécurité sur le risque, avec une diminution de la croissance potentielle; rééquilibrage entre l'Etat et le marché ; retour en grâce de l'industrie au détriment de la finance ; changement du modèle économique des banques avec une concentration des acteurs et un recentrage sur la banque commerciale ; déclin relatif des pays développés - notamment des Etats-Unis - et accélération du passage à un système économique multipolaire et hétérogène.
Nouriel Roubini, professeur d'économie à l'université de New York, président de Roubini Global Economics Monitor
La crise est le résultat des excès du libéralisme et du "laisser-faire" de ces dix dernières années. Les régulateurs ont cru aux vertus du marché libre et de l'autorégulation. Leur jugement était inapproprié. La leçon est claire : nous avons besoin d'une meilleure régulation. Aujourd'hui, le paradoxe est que, pour résoudre ces excès, l'Etat américain vire dans l'excès inverse. Il injecte tantôt 200 milliards de dollars pour nationaliser Freddie Mac et Fannie Mae, les deux géants du refinancement hypothécaire, tantôt 85 milliards pour recapitaliser l'assureur AIG. Les "USA" deviennent l'"URSSA", l'Union des républiques socialistes soviétiques d'Amérique. Le gouvernement prend dans la précipitation des décisions lourdes de conséquences. On a le sentiment d'être dans une république bananière ! On passe ainsi d'un extrême à l'autre. La bonne voie est au milieu, avec une régulation plus stricte qui n'empêche pas l'innovation. On y arrivera sans doute après quelque temps.
Le "Far West" sauvage (de la finance) appartient-il au passé ? Il faut être prudent. D'ici à quelques années, on aura peut-être tout oublié. On a vécu beaucoup de crises : celle des années 1980, la récession des années 1990, l'éclatement de la bulle Internet en 2001. A chaque fois, une bulle se reforme avec de l'argent facile et des régulateurs qui s'endorment. Nous verrons!
Dominique Plihon, universitaire, président du conseil scientifique d'Attac
La crise actuelle signe la faillite d'un capitalisme financier de spéculation et de prédation préjudiciable à la société. Les pays d'Europe qui se sont le mieux coulés dans les règles de ce capitalisme financier - l'Irlande et l'Espagne - sont ceux qui souffrent le plus.
Les banques centrales et les autorités de tutelle ont laissé faire. Jean-Claude Trichet, président de la BCE, ne pouvait ignorer les achats massifs des banques sur des titres risqués sur des marchés de gré à gré opaques et non régulés.
Ce capitalisme-là va devoir être réformé en profondeur. De nouvelles règles vont devoir être instaurées. Nous, altermondialistes, réclamons depuis longtemps un encadrement des acteurs financiers. Puisque le mouvement de nationalisation des banques est lancé, pourquoi ne pas constituer des pôles publics de développement, pays par pays, pour financer des projets qui étayent une croissance à long terme? Rien n'empêche non plus une coordination au sein de l'Union européenne.
On peut objecter que les nationalisations bancaires du début des années 1980 ont été un échec, mais la faute en revient aux gouvernements qui ont imposé aux banques les mêmes règles de rentabilité que le secteur privé.
Pascal Salin, professeur à l'université Paris-Dauphine
Le capitalisme financier n'est pas seulement anglo-saxon. Il est universel et a de beaux jours devant lui, tout simplement parce qu'il n'est pas une création arbitraire, comme pouvait l'être un système de type soviétique. Ce capitalisme-là est l'expression d'innombrables processus spontanés créés pour répondre aux besoins des êtres humains. Il remplit deux fonctions fondamentales : orienter les ressources d'épargne vers les activités où elles obtiennent la plus forte rentabilité et prendre en charge les risques de la manière la plus efficace. Certes, le capitalisme financier ne peut pas remplir ces fonctions de manière parfaite, parce que l'information ne peut jamais être parfaite. Mais il les remplit mieux que n'importe quel autre système imaginable.
Les difficultés actuelles ne sont en rien une manifestation de la faillite de ce système. En effet, la crise financière est essentiellement une crise de l'interventionnisme étatique. Elle résulte en particulier de l'extraordinaire instabilité de la politique monétaire américaine au début du XXIe siècle, politique monétaire qui n'est évidemment pas contrôlée par le marché, mais décidée arbitrairement par des autorités publiques.
Pour que ce capitalisme financier prenne fin, il faudrait ou bien que tout le système financier soit étatisé - ce qui est exclu - ou qu'il explose parce qu'il constituerait un système incohérent, ce qui n'est pas le cas. Sur le long terme, la crise actuelle apparaîtra comme un simple accident de parcours qui aura peut-être permis de liquider les entreprises financières les plus mal gérées et d'inciter les autres à mieux évaluer les risques. La plus grande menace vient du renforcement probable des réglementations.
Pierre-Alain Muet, économiste et député PS du Rhône
Il est essentiel de réintégrer, dans le champ de la réglementation et du contrôle, les activités de crédit effectuées par des organismes non bancaires, car ce sont ces fonds spéculatifs non régulés qui sont à l'origine des crises financières récentes.
Il faut imposer une obligation de transparence sur les produits financiers et sur le niveau des fonds spéculatifs détenus par les banques.
Il faut enfin, comme c'était le cas autrefois, séparer les activités de banques de marché de celles des banques commerciales.
La titrisation, c'est-à-dire la possibilité laissée à un créancier de se défaire de la totalité de sa créance, entraîne une forme d'irresponsabilité. Les fonds spéculatifs ont prêté sans tenir compte du risque sachant qu'ils arriveraient à se défausser de ce risque sur un tiers. Pour éviter cette dissémination du risque, il faut, d'une part, appliquer les règles définies dans les accords de Bâle II de la Banque des règlements internationaux en réintégrant la titrisation dans le bilan des banques et, surtout, obliger le premier créancier a conservé pour lui-même 30 % à 40 % du risque sur le prêt initial. Tout organisme autorisé à prêter serait ainsi obligé d'évaluer son risque comme un banquier doit le faire.
En bref, il faut revenir en partie à une économie d'intermédiation et sortir d'une économie de marché financier ou les effets de levier sont trop importants.
Les agences de notations ont certes une responsabilité, mais la régulation et le contrôle relèvent aussi de l'Etat vers qui tout le monde se tourne quand ca va mal. Le contrôle des organismes de marché, c'est le retour de l'Etat.
Propos recueillis par Claire Gatinois et Yves Mamou
Article paru dans l'édition du 01.10.08
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