Dans une allocution télévisée, Barack Obama a annoncé mercredi sa volonté de combattre et «finalement détruire» l’Etat islamique en Irak comme en Syrie, se déclarant prêt à renforcer et étendre les frappes aériennes. Il a ainsi engagé son pays dans un nouveau conflit alors même qu’il voulait être le président du désengagement américain (en Irak et en Afghanistan). 


Des frappes aériennes suffiront-elles en Irak ?
L’exemple irakien le prouve : les frappes aériennes freinent l’Etat islamique mais rien n’indique qu’elles permettront de l’écraser. Depuis le 8 août, premier jour des frappes américaines en Irak, Daech (l'acronyme arabe de l'organisation jihadiste), n’a plus gagné de territoire. Il a même dû reculer, perdant notamment le contrôle du stratégique barrage de Mossoul.
Jusque-là, les jihadistes semblaient invincibles. Après avoir pris Fallouja, en janvier 2014, ils ont lancé en juin une offensive éclair sur Mossoul, la deuxième ville du pays, prise en moins d’une journée. Ils ont continué à progresser, portant les combats à quelques dizaines de kilomètres de Bagdad. La déroute de l’armée irakienne leur a permis de récupérer de l’armement, parfois fourni à Bagdad par les Etats-Unis, dont des blindés Humvee mais aussi de l’artillerie lourde et des tanks datant de l’ère soviétique.
Carte irak barrages pétrole nord etat islamique
Sites pétroliers, barrages et postes-frontières, les points stratégiques en Irak (carte Ide pour Libération)
Une partie de cet arsenal a aussitôt été transféré dans la Syrie voisine, principalement à Raqqa, ville du nord-est où les jihadistes ont installé leur quartier général. Alors qu’il n’y progressait plus depuis plusieurs mois, Daech a relancé l’offensive et pris une partie de la province de Deir Ezzor, dans l'Est. Il a ensuite tenté de prendre plusieurs villages du nord syrien, à proximité de la frontière turque.
Les bombardements américains n’expliquent toutefois pas à eux seuls le coup d’arrêt porté à la progression de l’Etat islamique en Irak. Si les frappes de drones et de F16 permettent de détruire des positions d’artillerie ou des convois qui circulent dans le désert, elles ne suffisent pas à reprendre durablement des territoires. Le seul moyen est de s’appuyer sur des troupes au sol. Les Etats-Unis l’ont compris en soutenant par des frappes aériennes l’armée irakienne, les milices chiites et les peshmergas (les combattants kurdes). Ces derniers, efficaces mais mal équipés, ont reçu des livraisons d’armes de plusieurs pays, dont la France. Ils ont aussi été aidés par des combattants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et sa déclinaison syrienne le PYD (Parti de l’union démocratique). 
Cette stratégie est-elle reproductible en Syrie ?
La question est récurrente depuis près de trois ans. C’est, à en croire le discours américain, l’incapacité à trouver un allié fiable en Syrie et la peur d’armer indirectement les jihadistes qui a empêché la communauté internationale d'aider significativement la rébellion anti-Assad. Ces craintes ne sont pas infondées. Selon le think tank britannique Conflict Armament Research, des équipements, dont des roquettes antichars, livrés par les Etats-Unis et des pays alliés à des groupes rebelles modérés, tels l’Armée syrienne libre (ASL), ont été récupérés par l’Etat islamique.
Pour autant, Daech fait l’unanimité contre lui au sein de la rébellion syrienne. Ses ennemis vont du Front al-Nusra, la filiale locale d’Al-Qaeda, au Front islamique, une coalition qui regroupe aussi bien les salafistes d’Ahrar al-Sham que des combattants de l’Armée des moudjahidins, alliés de l’ASL. Ceux-ci lui reprochent son refus de coopérer dans la lutte contre l’armée de Bachar al-Assad et d’avoir confisqué la révolution au seul profit de l’établissement de leur califat. Les heurts se sont multipliés en 2013 avant de virer à la guerre ouverte en janvier 2014 – les combats ont fait plusieurs milliers de morts. 
Les membres arabes de la coalition sont-ils des partenaires fiables ?
Sans la participation de l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe - Qatar, Emirats arabes unis, Koweït... -, la «large coalition» que Barack Obama veut mettre sur piedrisquerait d’être perçue par les sunnites comme une nouvelle croisade des pays occidentaux. D’où la volonté du président américain que certains Etats arabes rejoignent cette alliance, en particulier le royaume saoudien, lieu de la révélation coranique, des deux plus saintes mosquées de l’islam (La Mecque et Médine) et épicentre de l’orthodoxie sunnite. Riyad a d’ailleurs pris conscience du danger représenté par l’Etat islamique qui, en se réclamant du califat historique, menace la monarchie saoudienne dans son essence, allant jusqu’à brandir le slogan de«qadimun» – «nous venons» – à l’intention de ses dirigeants. Aussi, l’Arabie saoudite a-t-elle mis hors la loi l’Etat islamique, l’inscrivant sur la liste des organisations terroristes, emprisonnant ses partisans et dépêchant sur la frontière irakienne plusieurs milliers d’hommes. Mais jusqu’où le régime des Saoud peut-il s’engager quand une large partie de la population du royaume est viscéralement antiaméricaine et que l’idéologie toujours en vigueur dans le royaume demeure le wahhabisme, dont se réclament, sous une forme encore plus extrême, les chefs de l’Etat islamique.
Il y a d’ailleurs un précédent fameux: c’est le déferlement, lors de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, de troupes américaines sur le territoire saoudien (considéré comme le sol d’une «Grande Mosquée» et donc sacralisé par les islamistes), qui avait poussé ultérieurement Oussama ben Laden à déclarer la guerre à l’Amérique et à la dynastie des Saoud. D’où ce cercle vicieux: les Etats-Unis ont besoin de l’Arabie saoudite pour donner une coloration musulmane sunnite à leur coalition, mais toute coopération militaire trop poussée entre ces deux pays risquerait de pousser une frange de la population saoudienne à se radicaliser. Aux yeux des Saoudiens, il ne serait pas acceptable que leurs dirigeants participent à des actions militaires occidentales contre d’autres sunnites ni que des sunnites soient tués pour défendre le droit à exister des chrétiens ou des yézidites.
Avant son discours, Barack Obama a tenu à téléphoner au roi saoudien Abdallah et tous deux ont souligné la nécessité d’aider l’opposition syrienne, notamment en créant des camps d’entraînement pour les rebelles situés sur le territoire saoudien. Or, depuis le début de la crise syrienne, dont l’émergence de l’Etat islamique est l’une des conséquences, toute la politique saoudienne – et celle du Qatar – a été marquée par l’ambiguité.
«L’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar ont fait en sorte de soutenir l’opposition à Bachar al-Assad mais pas au point de lui permettre de gagner», souligne l’économiste syrien, Samir Seifan, chercheur au Cercle des études syriennes de l’Université St Andrews. Conséquence: plutôt que de financer deux ou trois groupes rebelles syriens, de préférence modérés, l’Arabie saoudite et le Qatar ont dispersé des millions de dollars au profit de centaines d’organisations. «Pas moins de 2000, insiste le même chercheur. C’est une véritable catastrophe! Si ces pays avaient pu aider à constituer une armée avec les quelque 150 000 combattants dispersés dans ces groupes, le régime de Bachar pouvait être défait.»
Dans quel cadre juridique mener cette opération militaire internationale ?
Pour l’Irak, tout est simple – au moins sur le plan du droit. Les premières frappes aériennes américaines menées dès le 8 août alors que les jihadistes de l’Etat Islamique menaçaient Erbil ont été menées à l’appel des autorités irakiennes. Au regard du droit international, cet appui aérien américain aux forces de Bagdad et aux combattants de la région autonome kurde, dont les représentants siègent au gouvernement central, sont donc tout à fait légales. En outre, une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, votée le 15 août, encadre la lutte contre les jihadistes de l’Etat Islamique et contre d’autres groupes affiliés à al-Qaeda, comme le Front al-Nusra. Dans ce texte voté à l’unanimité, le Conseil «s’inquiète de la menace persistante que représentent ces groupes pour la paix et la sécurité internationale»et réaffirme «sa détermination à faire front à cette menace sous tous ses aspects».Elle n’envisage pas une intervention militaire directe mais lui ouvre la voie à condition qu’il y ait une nouvelle résolution.
C’est ce qui rend compliqué des frappes en Syrie pourtant indispensables pour mettre à mal les structures de l’Etat islamique. Un porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères mettait en garde mercredi que des frappes en Syrie «en l’absence de résolution du Conseil de Sécurité constitueraient un acte d’agression, une violation grossière du droit international». Ou il faudrait un aval de Damas comme le martelait en août Sergueï Lavrov, qui voit là une occasion de parfaire la rélégitimation sur la scène internationale de leur allié Bachar al-Assad. Le régime syrien avait d’ailleurs offert lui même de coopérer «y compris avec Washington et Londres» pour des frappes aériennes contre ces jihadistes qu’il avait au départ encouragés afin de diviser encore un peu plus la rébellion. L’administration américaine refuse toute collaboration avec le régime d'Assad, tout comme la France, qui fut l’un des pays les plus engagés pour demander le départ du président Assad. En août, lors d’un discours aux ambassadeurs de France réunis à Paris, le président français avait d’ailleurs rappelé que le refus par Washington, il y a un an, de mener des frappes contre le régime coupable d’avoir utilisé l’arme chimique contre sa population était en partie responsable de la situation actuelle. Les autorités françaises ont déjà fait savoir leur disponibilité à participer à la coalition contre l’EI y compris pour mener des frappes aériennes. Mais elles souhaitent un cadre juridique clair. D’où leur embarras sur le cas syrien, où Paris ne veut ni entériner aucune forme de coopération, même en sous-main avec le régime, ni bafouer trop ouvertement le droit international.
Marc SEMOJean-Pierre PERRIN et Luc MATHIEU