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Mondialisation : les multinationales adorent les paradis fiscaux

S'il est assez facile de constater où une multinationale construit ses usines, l'estimation de la localisation réelle de ses activités devient plus compliquée lorsqu'on a affaire à la production d'actifs immatériels, comme les brevets, les copyrights, le droit d'utiliser des logos, etc. De fait, une marque ou un brevet peuvent être utilisés dans plusieurs endroits du monde à la fois. La localisation des actifs immatériels devient alors juridique: elle dépend de l'endroit où est installée la société qui en détient légalement le droit d'exploitation. Or, comme le montrent plusieurs études récentes, cette localisation dépend de plus en plus des stratégies d'optimisation fiscale des entreprises.
Le problème est d'autant plus important que l'immatériel représente une part grandissante de la valeur des entreprises, plus de 60% pour les 100 premiers groupes européens en 2007, selon le cabinet de conseil Ernst & Young. On peut avoir une idée de la localisation juridique des actifs immatériels en étudiant de près la façon dont ils se répartissent entre les différentes filiales d'un même groupe.
Jackpot. L'économiste américain Robert E. Lipsey utilise un premier indicateur général pour les multinationales américaines, donné par la part de leurs profits réalisés en dehors des Etats-Unis: d'environ un quart au début des années 80, elle est passée à un peu plus d'un tiers dans les années 90 pour arriver à la moitié sur la période 2003-2005. On pourrait imaginer que c'est simplement le résultat de l'organisation de plus en plus internationalisée de leurs chaînes de production. Un regard sur la localisation de ces profits en fait douter.
Si l'on rapporte par exemple le montant total des actifs des différentes filiales au nombre de leurs employés, on trouve un ratio moyen au niveau mondial d'un million de dollars d'actifs par personne. Si l'on observe la même information pour l'Irlande, les Pays-Bas et la Suisse, on passe à 4-5 millions. Si l'on considère la Barbade, c'est 22 millions, et plus de 45 millions pour les Bermudes! Une localisation des profits dans les paradis fiscaux qui rapporte aux entreprises: Lipsey a ramené les profits après impôts des différentes filiales (hors intérêts et dividendes reçus des investissements de portefeuille) à leur masse salariale, et les différences sont astronomiques: là où le taux moyen pour l'ensemble du monde est de 84%, on passe à 160% pour la Suisse, 660% pour l'Irlande et autour de 3 500% pour la Barbade et les Bermudes.
Sur la base de l'étude du comportement de près de 7 000 filiales de sociétés européennes sur la période 1995-2005, deux chercheurs allemands (1) confirment le rôle joué par les "prix de transferts" des services immatériels - les prix auxquels les filiales d'une même multinationale s'échangent ces services - dans ces résultats. C'est ainsi, par exemple, que la filiale irlandaise de Microsoft concentre les droits de la propriété intellectuelle du groupe américain; les investissements immatériels des laboratoires pharmaceutiques Pfizer et Bristol-Myers Squibb, ainsi que les actifs immatériels du géant des télécommunications Vodafone sont également localisés à Dublin.
Directive. Pour éviter que les entreprises fassent systématiquement apparaître leurs profits dans les pays les moins taxés, la Commission européenne prépare une directive établissant une base fiscale consolidée. Les profits des groupes seraient taxés en une seule fois au niveau européen, et le produit de la taxe redistribué entre les différents pays d'implantation selon des critères à déterminer. Mise en oeuvre sur la période 1996-2001 pour les multinationales allemandes, une telle pratique aurait permis à l'Allemagne de gagner 6% de recettes fiscales supplémentaires, tandis que l'Irlande aurait vu les siennes diminuer de 40% et les Pays-Bas de 65%. On comprend pourquoi ces deux pays sont réticents à faire avancer le dossier...
Christian Chavagneux

par Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint d'Alternatives Economiques.

G20 de Londres : des idées pour lutter contre les paradis fiscaux Le prochain sommet du G20 de Londres sur la finance internationale pourrait s'avérer historique. Les propositions qui circulent en Europe et aux Etats-Unis annoncent une attaque sans précédent contre les paradis fiscaux.

Nous sommes peut-être à un tournant historique de la lutte contre les paradis fiscaux. Américains et Européens semblent prêts à aller assez loin dans cette voie. Les opinions divergent quant aux mesures précises à prendre, mais la volonté politique semble là. Un compromis devra être trouvé au sommet du G20 de la mi-mars ou à celui des chefs d'Etat le 2 avril.

Les parlementaires américains ont tiré les premiers avec une proposition de loi présentée le 2 mars par deux parlementaires démocrates : Lloyd Doggett à la Chambre des représentants et Carl Lévin au Sénat. Cette proposition s'appuie sur un premier projet présenté en 2007 par Levin et deux autres sénateurs (Norm Coleman et un certain Barack Obama). Elle touche à tous les aspects des comportements fiscaux douteux :

  • Les contribuables ayant un compte dans un paradis fiscal verront ainsi la charge de la preuve inversée : d'après le projet, ce serait désormais à eux de faire la preuve de leur bonne conduite.
  • Plusieurs propositions visent à s'attaquer aux pratiques de prix de transferts des multinationales, donnant à l'administration fiscale des pouvoirs d'enquête et de sanction renforcés.
  • Les pays qui font la promotion de l'évasion et de la fraude fiscale seront inscrits sur une « liste noire » (34 pays sont mentionnés dans la proposition).
  • Les intermédiaires privés (avocats, cabinets d'audits, banquiers) qui participent à ce genre de comportement seraient plus sévèrement encadrés et sanctionnés.

Ce projet livre donc une charge sur trois fronts : contre les fraudeurs, contre les paradis fiscaux et contre les spécialistes du droit et du chiffre. Il pourrait s'avérer très efficace dans la lutte contre l'évasion fiscale et l'industrie du conseil qui s'est développée autour d'elle. Interrogé à ce sujet par les sénateurs, le nouveau ministre des Finances américain, Tim Geithner, a affirmé très clairement que le gouvernement soutient ce plan, ce qui augure des actions concrètes à venir.

Le 3 mars, la France et l'Allemagne ont présenté leurs propres propositions, focalisées sur le rôle des banques :

Les deux pays souhaitent obliger les banques à indiquer clairement dans leurs comptes la nature et les volumes des transactions réalisées avec les juridictions considérées comme des paradis fiscaux. Ce qui peut être considéré comme le début d'un reporting pays par pays – réclamé par les ONG un tel reporting permettrait de mettre en évidence les comportements anormaux.

Français et Allemands réclament aussi que les banques fortement présentes dans les paradis fiscaux se voient imposées des contraintes en capital plus élevées que les autres, pour compenser le risque supplémentaire d'instabilité financière qu'elles font courir à l'ensemble du système financier.

Les deux pays sont également favorables à l'établissement d'une liste noire internationale des paradis fiscaux.

On attend toujours les propositions britanniques, mais le 4 mars, lors de son voyage aux Etats-Unis, le Premier ministre Gordon Brown a abordé le sujet devant le Congrès : « Vous êtes en train de restructurer vos banques. Nous aussi. Mais l'épargne de tous ne serait-elle pas beaucoup plus sûre si le monde entier se mettait d'accord pour interdire les systèmes bancaires parallèles et interdire les paradis fiscaux ?·» De façon significative, les mots « interdire les paradis fiscaux » ont été accueillis par une salve nourrie d'applaudissements.

Ces discours et ces propositions vont-ils déboucher sur quelque de concret au G20 ? D'après nos confrères britanniques du Guardian, cela pourrait effectivement être le cas. Les experts chargés de préparer le sommet seraient en train de préparer une liste noire de paradis fiscaux ; les paiements effectués par les entreprises à destination ou en provenance des pays figurant sur cette liste ne seraient pas déductibles fiscalement, ce qui changerait de façon radicale les comportements des multinationales.

Une autre idée qui semble faire son chemin parmi les experts impliqués dans les préparations du G20 est de demander aux banques de se retirer entièrement des territoires considérés comme paradis fiscaux.

Toutes ces propositions organisent une attaque sans précédent dans l'histoire des paradis fiscaux. Les semaines qui viennent seront cruciales pour décider de leur avenir.

Christian Chavagneux 05 Mars 2009