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Lourd héritage soviétique, par Thierry Wolton -

Nota prévia: agradeço o envio amável deste artigo pelo Prof. A.T. - que daqui cumprimento. Lourd héritage soviétique, par Thierry Wolton
LE MONDE 03.09.08 13h45 • Mis à jour le 03.09.08 13h45
La plupart des analyses et commentaires consacrés à la crise russo-géorgienne passent sous silence l'héritage communiste qu'elle révèle. La chute de l'URSS date d'un peu moins de deux décennies, mais nous semblons avoir tout oublié. Or, il est difficile de comprendre ce qui se passe dans le Caucase sans intégrer cet héritage.
Nombre de bons esprits justifient la politique actuelle de la Russie en invoquant la continuité avec l'Union soviétique tout en négligeant la dimension communiste de ce que fut cette entité. On nous assène comme une évidence que Moscou veut simplement retrouver les frontières de l'URSS comme si celles-ci lui appartenaient de droit. Drôle de conception de l'histoire.
L'URSS s'est construite dans le feu et le sang, par l'écrasement des peuples du Caucase et d'autres encore, à l'ouest, au nord de ses frontières. Elle s'est consolidée par la mise en coupe réglée des peuples qui occupaient ces régions, à qui fut imposé le système communiste. Des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont été assassinés ou déportés massivement, payant de leur vie cet impérialisme. Invoquer les frontières de l'URSS pour excuser aujourd'hui la politique de la Russie est une forme de négationnisme lorsqu'on oublie le drame de cette histoire.
Pourquoi escamoter ce passé quand les dirigeants russes en sont imprégnés ? C'est le précédent soviétique qu'ils ont en tête quand ils revendiquent de nouveaux droits impériaux. Vladimir Poutine, dont nul ne peut douter qu'il dirige à Moscou, est un nostalgique de l'URSS. Ne proclama-t-il pas, dès son entrée en fonctions, à la fin des années 1990, que la chute du système soviétique avait été la pire catastrophe jamais arrivée à la Russie ? Ce n'est pas l'Union soviétique en stagnation de l'époque de Brejnev que regrette Poutine mais celle triomphante et criminogène de Staline.
Les historiens russes ont pour devoir, sur ordre du Kremlin, de réhabiliter le dictateur, d'en faire un héros de la nation. Ajoutons qu'aucun dirigeant actuel n'a cru bon, jusqu'à présent, d'exprimer la moindre repentance pour ce passé. Au contraire, Poutine et les hommes en uniforme qui l'entourent se réclament avec fierté de la tradition tchékiste, du nom de cette police politique connue sous diverses appellations (GPU, NKVD, KGB...) qui fut le bras armé du Parti communiste, l'exécuteur de ses basses oeuvres.
Osons une comparaison hardie mais pertinente. Si au milieu des années 1960, soit deux décennies environ après la défaite du nazisme, l'Allemagne avait été dirigée par des nostalgiques de Hitler, plus grave encore par les héritiers spirituels des SS et de la Gestapo (ce que fut à la fois l'ancien KGB dont sont issus Poutine et son entourage). Imaginons encore que cette Allemagne décide, par exemple, de récupérer les Sudètes. Parlerions-nous avec autant de désinvolture de "frontières naturelles" ?
C'est parce que les Géorgiens n'ont pas oublié ce que fut l'occupation soviétique qu'ils ne veulent surtout pas d'un retour en arrière. De même pour les Moldaves, la Crimée, l'Ukraine (les prochains sur la liste de cette recomposition de l'URSS d'antan ?), sans parler des pays de l'Europe centrale et orientale ni des Baltes, nos compatriotes européens. Tous ces peuples ne sont pas frappés par notre amnésie et craignent la politique impériale de Moscou.
On peut certes évoquer les racines slaves présentes dans certains de ces pays pour légitimer la politique du Kremlin, mais pourquoi alors ne pas laisser aux peuples concernés le choix de décider s'ils souhaitent ou non s'abriter dans le giron moscovite? Le régime poutinien, qui hait la démocratie, de crainte d'avoir un jour à rendre des comptes à des électeurs libres, n'est guère dans cette logique. La militarocratie au pouvoir au Kremlin conçoit le monde en termes de rapports de forces. Ces tchékistes, orphelins de Staline, ne connaissent pas d'autre culture politique.
Une Russie démocratique ne se serait pas lancée dans cette aventure militaire. Quant au discours qui consiste à interpréter la politique du Kremlin comme une réaction à l'encerclement occidental, à inverser la culpabilité en accusant Washington d'avoir poussé Moscou à réagir, il fait également fi de la nature particulière de ce régime. La diplomatie de nuisance pratiquée par Poutine sur la scène internationale depuis quelques années (chantage au gaz, blocage sur le nucléaire iranien, front commun avec la Chine, armement de la Syrie...) a de quoi susciter la méfiance occidentale. Cette diplomatie s'inscrit dans la logique de la politique menée par le Kremlin à l'intérieur du pays. Un régime qui opprime son peuple représente toujours un danger pour ses voisins. Après avoir muselé les Russes, la militarocratie poutinienne passe à l'offensive à l'extérieur. Et à l'instar de tout régime fort, celui-ci sait jouer du nationalisme pour faire croire à sa légitimité (les JO de Pékin ont fourni sur ce point une démonstration exemplaire).
Entériner le coup de force du Kremlin au nom du fatalisme géopolitique (la prétendue "zone d'influence" de Moscou) est le pire des services à rendre au peuple russe, à la Russie elle-même et à ses voisins. Un Poutine libre de faire ce qu'il veut en Géorgie se sentira encouragé à opprimer davantage encore son peuple et à lorgner sur d'autres prétendus dominions proches. Une blague de l'époque soviétique disait que l'URSS avait des frontières avec qui elle voulait. Ce n'est pas (encore) le cas avec la Russie actuelle mais l'homme fort du Kremlin en rêve sans doute.
Dans cette crise il ne faut pas se tromper d'analyse. La question caucasienne ne consacre pas un retour sur la scène internationale de la puissance russe mais sanctionne plutôt l'extrême difficulté qu'éprouve ce pays à sortir du communisme faute d'avoir su et voulu, jusqu'à présent, regarder son terrible passé en face. Au-delà des logiques d'Etat, il y a dans la situation présente une dimension morale essentielle qui devrait conforter nos démocraties dans leur bon droit par rapport à un adversaire (n'ayons pas peur du mot) qui aimerait bien imposer son ordre en Europe après avoir réussi à le faire chez lui, en s'inspirant d'une histoire condamnée par le sens commun.
-------------------------------------------------------------------------------- Thierry Wolton est historien, spécialiste des systèmes communistes. Article paru dans l'édition du 04.09.08